30 janvier 2017
Fergus Henderson – Édition vintage
(info sur Fergus Henderson)Des saveurs à découvrir
Thomas Kieller
Cofondateur du restaurant St. John situé dans la localité de Smithfield (près du cœur de Londres), Fergus avec son équipe ont bâti une institution où les morceaux de viande quelques peu négligés tels que les rognons, le foie, la langue prennent leur place sur le menu à côté des produits dits plus nobles. Certes, son passé culinaire repose sur une cuisine britannique traditionnelle, mais c’est plus avec une approche moderne que le Londonien dévoile sa pensée. Il la dépeint dans son premier livre « Nose to tail eating – A kind of British cooking » publié en 1999 ce qui lui a mérité le prix André Simon se rapportant à la littérature gastronomique. Pour lui, il va de soi qu’il faut utiliser dans son entièreté l’animal abattu où l’on peut découvrir un monde de saveur et de texture. Les produits locaux et saisonniers sont d’une grande importance à ses yeux. Dans son restaurant, ils proviennent essentiellement de tout près. Il aime bien voir le menu changer sur une base quotidienne afin de suivre les saisons et les approvisionnements des fournisseurs. C’est dans un bâtiment de style géorgien où les murs sont d’un immaculé blanc que Fergus offre aux clients des plats qui suscitent l’intérêt et la curiosité. Au bout du compte, l’important c’est de relaxer et d’apprécier un bon repas.
L’entrevue a été réalisée le 15 septembre 2009 à 11h dans le restaurant St. John à Smithfield, Londres, Royaume-Uni.
Prélude – Fergus arrive dans le restaurant d’un air joyeux et détendu. Nous prenons place à une table tout près du bar où nous commençons notre discussion en sirotant un expresso et un Fernet-Branca.
Différents ingrédients, différent goûts
Thomas Kieller : Au restaurant St. John à Smithfield, vous travaillez avec une multitude d’ingrédients. Un client pourrait y voir des plats faits avec des parties plus inusitées comme la langue, les tripes, le cœur de venaison, le foie de veau, la moelle osseuse rôtie, etc. Pour certains c’est effrayant et pour d’autres c’est tout simplement exquis. Quelle est la philosophie derrière ces plats que vous offrez à la clientèle?
Fergus Henderson : Malheureusement, il y a des personnes qui y sont réticents, mais pour moi c’est une question de bon sens. Si tu frappes un animal sur la tête, c’est une simple courtoisie de l’utiliser au complet. Aussi, les possibilités culinaires sont énormes si on va au-delà des filets. Il y a toutes sortes de textures et de goûts. Le cochon en soi peut faire tout un festin. Cela sonne bien si on dit : « Manger de la tête au pied » qui est notre devise. Oui, cela a un côté attirant mais si tu regardes le menu c’est plutôt du bon sens. Ce n’est pas pour choquer ou pour une soif de sang. À vrai dire, tout est délicieux. Le cœur, c’est fantastique. La cervelle peut se comparer à de riches nuages. La langue, miam miam! La majorité des organes abdominaux lorsqu’ils sont bien apprêtés sont bons. C’est tout un monde de saveurs à découvrir… Ça a déjà été fait mais il se peut que les gens aient oublié comment c’était bon.
Thomas : Est-ce que c’est important pour toi de découvrir de nouveaux goûts et d’être ouvert aux idées culinaires?
Fergus : À vrai dire, la plupart des choses dans la vie sont bonnes. C’est un peu triste quand une personne vient dans le restaurant et fait « Berk » en voyant le menu. Être ouvert d’esprit dans n’importe quelles facettes de la vie c’est toujours bon.
Thomas : Si tu es ouvert d’esprit en cuisine, tu le sauras sûrement dans d’autres aspects?
Fergus : En tout cas, c’est un bon départ d’être ouvert à ce que tu auras pour souper. Je ne suis pas un fan de cacher les choses. Je ne suis pas embarrassé par ce que je fais. Je suis bien heureux d’utiliser ces parties un peu plus inusitées, comme le foie et la langue. Les gens peuvent se faire une idée. Toutefois, bon nombre de personne aime leur viande rose et sans plus qu’ils peuvent trouver aux supermarchés. D’ailleurs, je trouve cela bizarre et un peu étrange cette relation avec la viande. On sait d’où les animaux viennent (les fermes et les fournisseurs). C’est de la viande et il ne faut pas en être embarrassé. Il faut l’apprécier en la choisissant bien et en l’utilisant au complet. Comme je l’ai dit plutôt, le cœur c’est tout simplement fantastique.
Thomas : Est-ce qu’il y a des ingrédients que même pour toi le goût et la texture sont difficiles à apprivoiser?
Fergus : J’ai toujours apprécié la plupart des parties des animaux. Par contre, je dois dire que je ne suis pas fou des poumons. Si on le prend au niveau anatomique, c’est une grosse éponge à oxygène. Je n’en suis pas un grand amateur. Je ne suis pas aussi très intéressé par les parties génitales des animaux. Donc, il y a certaines parties qui ne me tentent pas vraiment. S’il y a des choses qui ne te font pas vibrer, c’est correct. Je n’ai pas peur d’admettre que je n’aime pas.
Je pense que les personnes doivent se lancer dans l’inconnu, par exemple, lorsqu’il essaie la rate. La « rate », les gens trouvent cela bizarre de manger cela. C’est rempli d’amour. Si tu y penses bien, c’est en quelque sorte un organe au caractère romantique. C’est très riche comme le foie.
Thomas : Donc, même pour toi, il y a des moments où tu dois faire le saut.
Fergus (dit sur un ton joyeux) : Oui, mais pas vraiment souvent.
Thomas : Tu as écrit quelques livres dont « Nose to tail eating – A kind of British cooking ». Je ne connais pas vraiment le Royaume-Uni, mais en Amérique du Nord les gens ont tendance à gaspiller beaucoup et aussi bien en ce qui concerne la nourriture. Pourrais-tu me dire quels sont les sujets principaux de ton livre?
Fergus : C’est une théorie qui dit que lorsque tu tues un animal, tu dois utiliser plus que les parties nobles. Si tu ne le fais pas, tu passes à côté de choses merveilleuses. À vrai dire, c’est une épiphanie culinaire. Ce n’est pas une attrape. D’ailleurs, ce n’est pas pour économiser quelques sous qu’on utilise ces parties. Tu ne dois pas te tourner vers quelque chose d’horrible seulement parce qu’on vit une récession. Non, tu dois te tourner ver les tripes parce que tu aimes cela à bras ouverts. Dans le livre, je n’ai pas pensé à tout cela dans les détails. À vrai dire, dans « Nose to tail eating », j’ai tout simplement écrit des recettes que j’apprécie et que je peux dire fièrement que j’y ai contribué en m’y mettant corps et âme.
Thomas : Est-ce que tu utilises cette philosophie dans le restaurant?
Fergus (dit avec humour) : La nourriture ne devrait pas être prêchée et enseignée comme un dogme. Cela devrait être un bon lunch. C’est ce qu’on vise. Ce n’est pas une théorie que je sers. Une personne pourrait entrer dans le restaurant en disant « Oui, j’ai vu la lumière. » Euh non, c’est définitivement pour avoir un bon lunch.
Thomas (rit en attendant la dernière réponse) : D’ailleurs, le menu que vous présentez change sur une base quotidienne. Un client pourrait y trouver du lapin braisé, de l’agneau, des langoustines, du pigeon, de la seiche, etc. Pourquoi vous changez continuellement le menu?
Fergus : Comment ne pourrions-nous pas changer le menu? La nature et les saisons changent. Ce que nous recevons à chaque jour est différent. Donc, on suit le mouvement. Quelqu’un pourrait dire : « Je veux ce mets maintenant. » Non! Il faut attendre.
C’est bien meilleur d’utiliser les animaux que les fermiers tuent maintenant. S’ils disent que c’est la bonne période pour avoir les agneaux de la colline et bien le menu change en conséquence. Différents poissons nous sont acheminés quotidiennement. On suit cela aussi. Je n’ai jamais été heureux avec des menus qui perdurent pendant des mois sans être changés.
De plus, nous devons travailler tout l’animal (les épaules, les parties internes, les jambes, etc). C’est donc aussi une question pratique que le menu change.
Thomas : Par la même occasion, vous avez du plaisir à préparer ces plats tout en faisant des surprises aux clients…
Fergus : Bien oui! Mais ce n’est pour les surprendre. Je dirais plutôt que c’est pour les ravir et pour leur donner de bonnes émotions. Bien sûr, ils doivent rester sur le qui-vive. Si tu viendrais dans les cuisines à tous les jours, tu trouverais le régime un peu bizarre. Donc oui, le changement fait en sorte qu’ils doivent être aux aguets.
Thomas : Est-ce que c’est important pour toi d’en faire un peu pour la cuisine britannique?
Fergus : La cuisine britannique a une mauvaise réputation qui est d’une certaine manière justifiée puisque nous nous en remettons à la nourriture méditerranéenne et américaine. Je ne veux pas sembler trop nationaliste à propos du pourquoi nous nous sommes perdus. C’est difficile à comprendre… Nous avons des saisons fantastiques. Nous pouvons trouver ici différents produits : huîtres, asperges, fraises, gibiers à plumes, etc. Avec ces merveilleuses saisons, je peux t’écrire un menu complet. Donc, je ne comprends pas pourquoi on s’est tourné vers le poulet à la Kiev ou les poivrons grillés.
Aussi, on n’est pas obligé de faire une cuisine brune, puante et sucrée. Une cuisine qui remonte à des temps anciens. C’est dégoutant. Donc, ici ce n’est pas la veille cuisine britannique. C’est plutôt une cuisine britannique novatrice. C’est bien cuisiner maintenant. C’est un processus continu et cela n’a rien avoir avec une poussée nationaliste de ma part. Il me semble qu’il est normal d’utiliser ce qu’on a.
Thomas : Donc, vous vous approvisionnez où?
Fergus : J’ai une envie de produits locaux (Grande-Bretagne). La majorité des ingrédients proviennent d’ici. Toutefois, nos vins sont français ce qui n’est pas mauvais. La viande vient des fermes. Le poisson arrive de la côte est. Par contre, il est plus difficile de se procurer les légumes ici. Mais si on prend le tout, on essaie d’avoir des ingrédients du pays. C’est tout simplement mieux. Il faut cuisiner avec les aliments qui se trouvent tout près et qui sont de la saison.
De plus, lorsque les animaux sont abattus dans les supermarchés ou les gigantesques abattoirs, ils passent par un long parcours. Ils sont terrifiés et plein d’adrénaline. Cela ne fait aucun sens. Nous connaissons des fermiers qui font affaires avec des abattoirs locaux. Je ne sais pas pourquoi on s’est vraiment perdu terriblement, mais je suis confiant pour l’avenir.
Source d’inspiration
Thomas : Le premier restaurant St. John (qui a vu le jour en 1994) est tout près du marché de viande de Smithfield. Est-ce que cela a été une source d’inspiration lorsque vous avez élaboré vos premiers plats?
Fergus : Quand nous avons commencé, il y avait peu de restaurants aux alentours et aussi peu de gens. Mais ils sont venus! Je touche du bois… Avoir le marché de viande tout près de nous, c’est bien. J’adore tout le cycle ici car c’est bien différent. Lorsqu’il y a des travailleurs qui vont dormir, d’autres commencent leur journée. J’aime ça. C’est le monde à l’envers.
En ce qui concerne l’inspiration, nous n’y allons pas vraiment puisque nous recevons notre viande des fermes. Par contre, ce que je peux dire c’est que c’est inspirant car c’est un bâtiment extrêmement beau.
Décor
Thomas : Un fait bien intéressant est que ta mère et ton père furent des architectes. Tu as aussi étudié dans ce domaine avant de te tourner vers le monde culinaire. À propos du décor du restaurant, c’est très blanc. Est-ce qu’il y a un concept ici et est-ce qu’il y a quelqu’un en arrière de cela?
Fergus (dit sur un ton joyeux) : Je dois malheureusement dire que je suis un peu responsable de tout cela. Il n’y a avait pas nécessairement de concept à la base. Le bâtiment en soi est fantastique avec ses cinq cheminées. D’une certaine manière, je voulais en faire le moins possible. Je crois beaucoup à la peinture blanche. C’est une bonne toile de fond.
Dans certains restaurants, on voit beaucoup de miroirs, de cuivre, de marbre, de système d'éclairage haute tension et d’œuvres d’art afin de convaincre les clients qu’ils passent du bon temps et qu’ils sortent de chez eux. Ici, nous n’avons pas de cuivre, de marbre et de miroirs. Il n’y a pas de musique non plus. Le bruit provient des gens qui boivent et qui mangent. Ceci est la musique.
Nous avons essayé d’en faire le plus en étant responsable au point de vue du prix. Manger devrait être une chose égalitaire. C’est plaisant de partager un repas et une pinte de bière dans un restaurant. J’espère que le restaurant reflète cette idée.
Thomas : Avec tous ces murs blancs, toi et ton partenaire, est-ce que vous avez essayez de mettre en place un environnement paisible ou bien c’est très animé lors du dîner et du souper?
Fergus : C’est intéressant… Étant un architecte, ce que tu veux faire c’est de créer un espace afin que le chaos puisse s’y installer. Mais l’espace demeure et coexiste avec le chaos.
Les restaurants sont un endroit magique car deux fois par jour il y a un moment où l’enfer se déchaîne. On mange, on boit et les chefs cuisinent. Après, tout s’arrête et le calme revient. Les murs blancs sont donc une bonne toile de fond. Les gens viennent pour manger, pas pour la décoration. Tu es ici avec ton repas, un verre de vin et tu parles au personnel. Tu n’as pas besoin de fioritures. Cela serait inutile. Il y assez de chaos. Donc, d’une certaine façon, j’ai eu mon rêve architectural ici.
Derniers mots
Thomas : Pour les sportifs qui visitent le restaurant St. john à Smithfield, qu’est-ce que tu leur recommande dans le menu?
Fergus : Je ne me considère pas le moindre du monde un sportif. Mais parfois j’ai un appel. Je pense que tu dois regarder le menu en entier et choisir ce qui t’attire vraiment. Je dis totale liberté. Aux sportifs, je leur recommande de manger ce qu’ils veulent vraiment parce qu’ils apprécient cela. Je suis sûr que leur métabolisme peut le prendre. De toute manière, ils vont brûler tout cela un peu après. Donc, ils doivent apprécier leur lunch tout en relaxant.
Thomas : Et toi, quel plat apprécies-tu sur le menu?
Fergus : Encore, cela dépend comment je me sens tout en considérant le menu changeant. Un mets sur le menu me fera dire : « Ho! Ho! Ho! » C’est difficile de mentionner qu’un seul plat parce que cela dépend des vibrations que j’ai cette journée là. Parfois, je vais y aller avec un plat à base de rognons ou bien un plat à base de carottes. Qui sait?
Thomas : Je vois qu’il y a beaucoup de personnes qui font des allers-retours dans le restaurant. C’est une grosse équipe. Est-ce que ton équipe continue à partager sa passion pour la cuisine?
Fergus : Oui, je pense que c’est vital parce que les plats proviennent de la cuisine. Le client doit ressentir la passion. Sinon, ce serait bien triste de présenter une assiette à quelqu’un de la sorte… Si on prend l’ensemble, tout le monde semble passionné et énergique. Je dirais que c’est un groupe enthousiaste ce qui est vraiment bien.
Thomas : Merci Fergus. Ce fut bien sympathique.
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